Le grand débat

 The Big Deal : Le Grand Débat ou le mythe du “tarot originel” : Visconti contre Marseille !!!

 

Nous sommes à Pâques 2002, et une polémique fait rage sur le net francophone : quel est le plus vieux tarot de Marseille ? Ce dossier est donc une petite lettre destinée à mes amis. Laurent Edouard , le responsable de la liste “Club Jean Noblet”, a eu la gentillesse d’initier le débat et de me donner un coup de main pour affiner ce texte. Merci à lui. Ce que, de manière certaine, nous avons et savons, de Marseille bien évidemment 🙂 : Le tarot apparaît “ex nihilo” entre 1375 et 1377 en Italie du Nord sous le nom de Naïbi, apporté par un “sarrasin”. Dès le départ, c’est un jeu d’argent. Les premiers tarots qui nous sont conservés sont les 239 tarots “princiers”, peints à la main sur papier, dits de Visconti-Sforza, et issus de 11 paquets différents. Techniquement, ils n’ont pas pu servir au jeu. Ils ne sont ni numérotés, ni nommés. Le paquet le plus complet (74 sur 78) est partagé entre la bibliothèque Pierpont-Morgan de New York, l’académie de Carrare, et la famille Colleoni de Bergame. Sa date estimée est de 1425 et son auteur sujet à polémiques.
Après les tarots princiers des Visconti-Sforza, les tarots populaires. Texte par Thierry Depaulis. Extrait du catalogue Bibliothèque Nationale 1984 pour l’exposition : Tarot, jeu et magie En Italie L’Italie est, au XVIe siècle, un foyer bouillonnant où la « maison » Tarot se ramifie en de multiples «filiales». Après Milan, après Ferrare, les deux patries du tarot, le jeu se fixe à Bologne et, de là , à Florence, à Lucques, à Rome. L’usage s’est désormais répandu de numéroter les atouts. Aussi Michael Dummett (op. cit.) a-t-il pu recenser trois arrangements distincts, où les mêmes allégories se retrouvent, mais à des places différentes, notamment les trois dernières, le Monde, la Justice, le Jugement : l’ordre milanais semble à l’origine de nos tarots français à enseignes italiennes (le «Tarot de Marseille»), l’ordre de Ferrare, attesté par un manuscrit déjà cité (cf. cat. n° 5) et deux ou trois autres documents n’a pas survécu au-delà du XVIe siècle, l’ordre bolonais, enfin, est resté immuable dans sa ville d’origine où le jeu est toujours assidôment pratiqué, mais a connu de multiples variantes dont celle de Florence, appelée minchiate, n’est pas la moindre. Lucques et Rome semblent avoir développé une tradition propre dont témoignent quelques cartes. Nous nous sommes efforcés ici de présenter au moins un exemple de chacune de ces traditions. Milan 15 Feuille Cary Milan (?), Italie, fin du XV° ou début du XVIe s. 20 cartes (sur 78 ?), enseignes italiennes xylographie papier 97 x 55 mm (cartes), 300 x 215 mm (feuille) reproduction photographique La planche dont nous exposons ici une reproduction a été publiée pour la première fois en 1980 par Michael Dummett. Son intérêt majeur provient de la ressemblance de certaines cartes avec celles du Tarot de Marseille. C’est ainsi qu’on a pu identifier, de gauche à droite et de haut en bas : – le Pendu (?), la Roue de Fortune, le Chariot, l’Amoureux, ? – la Force, le Pape, l’Empereur, l’Impératrice, la Papesse (?) – le Soleil, la Lune, l’ Etoile, le Bateleur, le Fou (?) – la Maison-Dieu, le Diable, la Tempérance, 7 de Bâtons, 8 ou 9 de Bâtons Non seulement les deux cartes de points visibles correspondent de façon évidente à celles du Tarot «de Marseille» (cf. cat. 35 et 38 à 43, entre autres), mais de nombreux atouts offrent une ressemblance certaine : on retrouve, en effet, les allégories caractéristiques de l’ Etoile (une femme à la rivière) et de la Lune (l’étang avec l’écrevisse), ainsi que les petits personnages du Soleil. Ce qu’on voit de la Roue de Fortune et du Chariot (bas des cartes) est en tous points semblable à leurs pendants dans le Tarot de Marseille. Sans être identiques, l’Empereur et l’Impératrice ne sont pas éloignés du modèle «marseillais». La Force est montrée aussi terrassant un lion. On ne sait d’où vient cette feuille, mais Dummett (op. cit.) démontre de façon convaincante que l’ordre des atouts du Tarot de Marseille étant lié à Milan, cette planche, dont le style est proche, a toutes les chances d’y avoir été imprimée. Les cartes, hélas très abîmées, trouvées au Castello Sforzesco de Milan (voir n° suivant), permettent de confirmer cette hypothèse. New Haven (Conn.), Yale University Library, Cary Collection, ITA sheet 3S. Bibl. : Dummett, 76 (n° 24), 407-408 et pl. 14 ; Keller, ITA sheet 3S.
16 6 cartes d’un tarot milanais Milan, Italie, XVIe ou XVIIe S. 6 cartes (sur 78 ?), enseignes italiennes gravure sur bois avec traces de polychromie papier en plusieurs couches 141 x 69 mm dos : (6-E, 7-E, 6-D) : Mars et Vénus, survolés par Cupidon nomenclature IPCS : IT-I.0 Ces six cartes – 6, 7 et 9 d’ Epées, 8 de Bâtons, 6 de Deniers et atout XXI (le Monde) – ont été trouvées, avec d’autres, au début de ce siècle dans un puits du Castello Sforzesco, à Milan, lors de travaux de restauration. Ce qui fait leur intérêt c’est l’exacte ressemblance qu’elles offrent avec le modèle dit «Tarot de Marseille» (voir cat. n° 38 à 43) : tant les cartes de points que l’unique atout conservé présentent, en effet, une conformité totale avec leurs équivalents français plus tardifs. On remarquera cependant le caractère plus fin et mieux gravé de l’allégorie du Monde. Cette carte d’atout porte le n° XXI, inscrit dans le haut de la bordure, mais, contrairement au Tarot de Marseille, aucune légende n’apparaît. Les trois dos conservés présentent, à la manière italienne (cf. par exemple, cat. n° 12), une composition élaborée d’une grande finesse d’exécution et d’un style plus «travaillé» que l’allégorie du Monde. Cette scène, qui montre indubitablement Mars et Vénus, survolés par Cupidon, est une représentation classique dont on trouve de nombreux exemples dans la peinture mythologique des XVIe et XVIIe siècles. Il n’est pas jusqu’au cheval que l’on distingue dans le fond et que l’on retrouve sur un tableau de Véronèse. La provenance de ces cartes ne faisant pas de doute, pas plus que leur ancienneté, elles viennent confirmer l’origine milanaise de notre classique Tarot «de Marseille», dont elles sont l’unique témoignage italien antérieur au XVIIIe siècle. Milan, Castello Sforzesco, Civica Raccoltà delle Stampe Achille Bertarelli. Bibl. : PC, IX, n° 2, p. 45-48 ; Dummett, 393 (n° 29).
XXI dos Ferrare 17 Trois feuilles de tarot imprimé Venise ou Ferrare (?), Italie, fin du XV° s. enseignes italiennes xylographie coloriée au pochoir papier Les trois feuilles du Metropolitan Museum forment certainement l’ensemble le plus conséquent et, peut-être, le plus ancien d’un tarot imprimé et colorié. Deux de ces planches se recouvrent (26.101.4 et 31.54.159) et les services photographiques du Musée ont réalisé un habile photomontage (cf. illustration). On reconnaît, de gauche à droite et de haut en bas, les cartes suivantes : planche I (31.54.159) : – Valet de Coupes, Cavalier d’ Epées, Cavalier de Coupes, Cavalier de Deniers, Cavalier de Bâtons – Chariot, Maison-Dieu (XV), Roue de Fortune (X), Mort (XIII), Diable (XIIII) -? (IIII), Impératrice, Pape (?), Papesse (III), Fou (?) ou Valet (?) planche Il (26.101.4) : – Roi de Coupes (?), Roi de Deniers, Roi de Bâtons, Valet d’ Epées – Cavalier d’ Epées, Cavalier de Coupes, Cavalier de Deniers, Cavalier de Bâtons – Maison-Dieu (XV), Roue de Fortune (X), Mort (XIII), Diable (XIIII) – Pape (?), Papesse (III), Fou (?) ou Valet (?) planche III (26.101.5) : – Force, Bateleur, Dame de Coupes (?) – Dame de Deniers, Dame de Bâtons, Dame d’ Epées, Ermite (XI), Pendu (XII) – Soleil (XVIII), Jugement (XVIIII), Justice (XX), Monde, Lune (XVI ?) – –, –, Amoureux (VIII), Tempérance (VI), Etoile (??) Une autre des caractéristiques de ces planches est la numérotation des atouts : on reconstitue ainsi une séquence à peu près cohérente qui permet d’attribuer leur ordre à celui que Michael Dummett qualifie de «ferrarais». C’est celui du manuscrit anonyme cité dans notre notice du n° 5, ainsi que du livre de Garzoni, La Piazza universale (cat. na 22). Stylistiquement, certains spécialistes y voient cependant une fabrication vénitienne. Pourtant on ne peut qu’être frappé par les affinités que ces cartes possèdent avec celles de Lucques (cat. n° 29-31) : mêmes voôtes au-dessus des rois, qui sont assis, eux aussi, sur des trônes carrés et même Mort à cheval. Le Diable porte un trident semblable. Mais il est clair que l’ordre des atouts n’est pas le même. New York, Metropolitan Museum of Art, Harris Brisbane Dick Fund, 1926 (26.101.4 et 26.101.5); Bequest of James C. McGuire, 1931 (31.54.159). BibI.: Kaplan, 125 ; Dummett, x, 75 (n° 21), 395 et 404-406.
Pour moi, certains détails : XIII représenté à cheval, Le Diable en train de marcher , me font pencher pour une feuille bolonaise. Notez que la flamme de XVI est ascendante. C’en est fini pour les musées. Ce qu’il y a encore, du XVe, et début XVIe, est considéré comme « bolonais », reconnu comme tel, et là , c’est quand il s’agira de parler du Viéville, que j’en reparlerai. Toute la production italienne plus tardive que ce début de XVIe est de la plus haute fantaisie, qui parfois est très belle ou intéressante, mais ne peut en rien faire avancer le dossier du « canon » du tarot de Marseille. Et enfin ! 35 Tarot Noblet Jean Noblet Paris, milieu du XVIIe s. 73 cartes (sur 78), enseignes italiennes gravure sur bois coloriée au pochoir papier en plusieurs couches 92 x 55 mm dos : motifs hexagonaux avec « croix de Malte » marques : l. NOBLET.AV FAV/BOVR ST GERMAIN (2 de Coupes) IEAN NOBLET DMT / A V FA VBOVR ST GERMAIN (2 de Deniers) I.N. (écusson du Chariot) nomenclature IPCS : IT-I La petite taille inhabituelle de ce tarot n’est pas pour rien dans son charme, même s’il lui manque 5 cartes (du 6 au 10 d’ Epées). Son fabricant est clairement désigné sur la banderole du 2 de Deniers et sur le cartouche du 2 de Coupes : il s’agit de Jean Noblet, demeurant au Faubourg Saint-Germain, à Paris. Or, un Jean Noblet, maître-cartier, vivant à « Saint-Germain-des-Prés, rue Sainte Marguerite, paroisse Saint-Sulpice », est cité en 1659 dans deux actes notariés (A.N., Y 197, n°s 3161 et 3162). Déjà D’Allemagne signalait un Jean Noblet dans une liste de cartiers parisiens de 1664 (D’Allemagne, l, 309). Il est curieux que ce grand érudit ait tenu à dater ces cartes du XVIIIe siècle, alors qu’on ne retrouve aucune trace d’un Jean Noblet en ce siècle. Nous n’hésitons donc pas à dater ce jeu du milieu du XVIIe siècle, ce qui en fait un contemporain de celui de Jacques Viéville (voir n° précédent). L’intérêt d’une telle datation est que nous sommes en présence d’un jeu en tous points conforme au modèle dit « Tarot de Marseille » : c’en est ici le tout premier exemple connu. On notera que la Mort est nommée L’écusson du Chariot (atout VII) porte le initiales I.N., probablement celles de Jean Noblet. Le dos des cartes est rigoureusement le même que celui employé par Viéville. On le retrouve aussi dans le tarot parisien anonyme (cat. n° 33). Paris, B.N., Estampes, Kh 34 rés., t. l.
Bibl. : D’Allemagne, II, 78 et 619; BN 63 n° 360: Dummett. 211
Tout, dans ce travail du XVe et début XVIe siècle en provenance d’Italie, comme vous pouvez le voir est, par rapport au canon marseillais, fantaisie. De plus, le premier tarot rigoureusement conforme au canon de Marseille, est celui de Jean Noblet. Il est presque complet, il manque 5 cartes : les 6, 7, 8, 9, 10 d’épées. Il est incontestable, daté de manière certaine de 1650, comme le Viéville et «l’anonyme parisien». Ces trois jeux possèdent un dos identique : la probabilité qu’ils soient sortis du même atelier, est donc forte, très forte. Alors, en 1650, force est de constater que le « canon » dit de Marseille est fixé, et ce, à Paris, non en Italie ou à Marseille. Noblet est un Maître cartier. Que cela signifie-t-il en ces temps florissants du compagnonnage ? Il me semble utile de le rappeler ! Le maître est : « celui qui mélange son eau à l’eau collective sans la perturber ». C’est lui qui dit l’hier des tarots avec les images de son aujourd’hui. Noblet actualise donc la transmission qu’il a reçue de son ancien. Il n’y a pas de maître « auto-proclamé ». Ce que fera également Jean Dodal en 1701 / 1715. C’est avec le Conver que la question de la « copie » commence. Comparez graphiquement son Bateleur avec celui de Dodal. Il y a au bas mot 50 ans d’antériorité pour le Dodal. Avec cette comparaison des deux Bateleurs, on est surpris ! Les mêmes couleurs pratiquement aux mêmes endroits !!! Ne faites pas attention à mes couleurs, les procédés pour la reproduction ont été très différents : photo de toile ou scanner de cartes.
Jean Dodal, Lyon 1701 / 1715 Nicolas Conver, Marseille 1761 Mon grain de sel ! Vous le savez tous, pour l’avoir déjà lu dans mes textes ou me l’avoir entendu dire : mon opinion est que le Conver est le premier tarot du début de la décadence. Son graveur est le premier graveur à faire un tarot sans en avoir reçu la transmission d’un maître vivant. Il a fait un tarot savant, brillant, peut-être exceptionnel, mais à de multiples égards, déjà coupé de la tradition vivante. Il est le « chant du cygne » de l’épopée du tarot traditionnel. S’il devait y avoir un « tarot originel », ce serait celui de ce Maître imagier « sarrasin » repéré en Italie du Nord en 1376-77. Nous ne l’avons évidemment pas. Qui plus est, ce Maître imagier sarrasin est de toute évidence de bain culturel chrétien. La connaissance qu’il véhicule est celle des « Jacques », celle du peuple roman. A ce sujet, voyez : https://letarot.com/pages/50.maitre_jacques.html Ce fut ce Maître traditionnel, de retour de Cilicie franque tombée aux mains des Mameluks en 1375, qui, constatant qu’il ne pouvait plus transmettre de manière traditionnelle au sein de fraternités compagnonniques dans cette Italie en pleine effervescence de la Renaissance débutante, décida de jeter ses connaissances à la mer dans la bouteille qu’est le tarot. Très vite, de jeu populaire sur papier, il intéressa les princes (peut-être pour la divination) qui les firent enluminer par des artistes de cour ! Le jeu d’argent continua toujours, depuis 1376-77 dans des réalisations bon marché dont nous ne commençons à posséder des traces que vers la fin du XVé siècle. Ce n’est qu’au retour des guerres d’Italie, au début du XVIe qu’il arriva en France. Par contre, à cette époque en France, les fraternités compagnonniques étaient encore ponctuellement vivantes. Ce sont très certainement elles qui fixèrent à ce moment le « canon » dit de Marseille.
Jean Noblet est issu de cette veine, il est Maître imagier, indépendant de tout pouvoir, et il le prouve avec son « doigt d’honneur » sur lequel je me suis déjà longuement expliqué, et, bien sûr, son tracé régulateur avec lequel il engage son tarot. Il est le premier, le plus ancien, il est donc la référence. CQFD. Amitiés à tous, Jean-Claude Flornoy Cartier à Sainte Suzanne (Mayenne) Je commande le Jean Noblet et/ou le Jean Dodal