Henri Zimmer, les quatre âges de la vie Il existe dans les cultures de certaines civilisations des formules sacramentelles, des rites pour se dépouiller du vieil Adam. Ces initiations exigent et provoquent la désagrégation complète du moule de pensée existant, du modèle de vie qui jusque-là a ensorcelé et ligoté la conscience de qui le portait. On fait revêtir à l’initié un costume complètement neuf, ce qui le place sous le charme d’une nouvelle magie et lui ouvre de nouvelles voies. L’Inde au moins, par exemple, possède une formule idéale, celle des quatre âges sacrés ou phases de la vie : celle de l’étudiant ou néophyte, celle du maître de maison, celle de l’ermite, et celle du pèlerin, chacune avec son costume caractéristique, ses moyens d’existence, et son système de droits et de devoirs.Le néophyte, en tant qu’adolescent et jeune homme, vit dans la chasteté, suit docilement les instructions de son maître, et mendie son pain. Ensuite, sacramentellement devenu digne de fonder son foyer, l’homme prend femme et se consacre au devoir de mettre des fils au monde ; il travaille, gagne de l’argent, gouverne sa maisonnée, et assure aux siens le couvert et le gîte. Ensuite, il se retire dans la forêt, tire sa subsistance des fruits sauvages, s’arrête de travailler, n’a plus de liens ou de devoirs domestiques, et dirige toute son attention sur sa vie intérieure – alors qu’auparavant son devoir avait été de se consacrer au bien de sa famille, de son village, et de sa corporation. Finalement, comme pèlerin, il abandonne son ermitage de la forêt et, libéré de toute habitation, sans demeure, il mendie son pain comme aux jours de sa jeunesse, mais désormais dispensant la sagesse tandis qu’il la recevait alors. Rien de ce qu’il a jamais eu, aussi bien relations humaines que possessions de ce monde, ne lui reste. Toutes ces choses lui ont échappé des mains, comme si elles lui avaient été seulement prêtées pour un temps. Les civilisations comme celle de l’Inde, fondées sur la pierre angulaire de la magie, aident leurs enfants à passer par toutes ces transformations nécessaires que les hommes trouvent si difficiles à accomplir de l’intérieur. Elles le font en recourant à des sacrements dont la valeur est incontestable. La remise rituelle de vêtements spéciaux, d’accessoires divers, de sceaux, de bagues, de couronnés, contribue effectivement à régénérer l’individu, à le créer une nouvelle fois. Les changements de nourriture et la réorganisation du cérémonial extérieur de la vie rendent possibles certains comportements nouveaux, certaines actions et façons de sentir, et en interdisent d’autres. Ces prescriptions ressemblent beaucoup aux ordres que l’on transmet à un sujet en état d’hypnose. Chez le fidèle qui les observe, qui change sa nourriture et son mode de vie, il est bien évident que l’inconscient ne trouve plus désormais dans le monde extérieur ce à quoi il avait si longtemps réagi, niais quelque chose d’autre ; ce contact nouveau provoquant dans l’inconscient des réactions nouvelles, il rompt du même coup avec les modes sclérosés de pensée et de vie de son passé.C’est en cela que réside la grande valeur pour la gouverne de l’âme de certaines zones magiques de la vie. Dès lors que les puissances spirituelles se trouvent symbolisées sous forme de dieux et de démons, ou par des statues et des lieux saints, l’individu est mis en relations avec elles en passant par diverses filières d’investiture, et demeure ensuite en contact grâce à des pratiques rituelles toujours renouvelées. Un système sacramentel de cette sorte, lorsqu’il est parfait et dans toute sa pureté, constitue un monde-miroir, c’est à dire qu’il capte tous les rayons émanant des profondeurs de l’inconscient et les présente dans une réalité externe que l’on pourrait toucher du doigt. Les deux hémisphères, l’intérieur et l’extérieur, s’ajustent alors parfaitement. Et tout changement de mise en scène observé dans la sphère-miroir du sacramentel tangible entraîne presque automatiquement un changement correspondant dans le domaine et le point de vue intérieurs. Certes, le rejet de ce conditionnement magique a-t-il apporté à l’homme moderne certains avantages — nous avons exorcisé, chassé du monde tous les démons et tous les dieux, et nous avons accru par là les facultés rationnelles et notre emprise sur les forces matérielles de la terre -, mais, ces avantages, il nous a fallu les payer de la perte du miroir permettant de diriger les forces de l’âme. L’homme d’aujourd’hui est impuissant devant la magie de sa propre psyché invisible. Elle le mène où elle veut. Et d’entre les multiples possibilités d’événements, c’est cette psyché qui, perversement, fait sortir et se dresser devant lui le mirage d’une réalité extérieure diabolique, sans lui fournir le moindre antidote magique ou la moindre possibilité de comprendre la signification réelle de l’enchantement qui l’a leurré. Rien ne complique davantage l’existence que les solutions insuffisantes des grands problèmes de la vie. Il s’instaure ainsi un no man’s land de souffrance physique et spirituelle, qui a pour cause l’insoluble sous ses nombreuses formes, et cette souffrance est d’autant plus torturante qu’elle est sans issue. Cette situation, pour qui ne la voit pas d’un oeil compatissant, peut paraître amusante, et, dans le domaine de l’art, elle est à l’origine de la comédie – mais souvent, est vécue en tragédie.