Le livre d’images et le monde de l’image

Eric Mallet

 

Ce texte est bien sûr sous la responsabilité de son auteur. Je le trouve particulièrement bien écrit et remettant à leur place un certain nombre d’idées reçues sur le tarot. Eric Mallet trouve intéressante la thèse selon laquelle les Mantegna seraient à l’origine des tarots traditionnels, je pencherai plutôt pour l’inverse : les Mantegna seraient issus des premiers tarots. Il est toujours plus facile d’édulcorer une signification traditionnelle que de l’ajouter à posteriori. Les tarots sont issus de la culture du moyen âge et oeuvre de maîtres cartiers (tarotiers), les Mantegna sont oeuvre d’éditeurs et imprégnés de l’ambiance de la Renaissance italienne. C’est la seule remarque que j’ai à faire.

Retour sur la supposée origine égyptienne du Tarot de Marseille
ou l’histoire d’une anamorphose.

« La ressemblance ne fait pas tant un
comme la différence fait autre »
Montaigne

« Les perspectives dépravées procèdent par des aberrations donnant naissance à des légendes des formes et à des anamorphoses jouant avec des apocryphes optiques. Le même mécanisme visionnaire des déviations et des dédoublements produit aussi des contes fantastiques autour des contes originaires. »

C’est par cette phrase que s’ouvre l’ouvrage de Jurgis Baltrusaitis, son troisième volume des « perspectives dépravées » : La Quête d’Isis.

Référant au domaine de l’optique, ces dépravations sont nommées anamorphoses et aberrations (un terme astronomique) qui, en faisant voir les choses où elles ne sont pas, font naître des légendes des formes dans le domaine visionnaire et des légendes du mythe dans le domaine de l’esprit.

Dans un cadre tout à fait moderne, ce qu’on appelle mirage d’Einstein est certainement le meilleur exemple d’anamorphose que nous pouvons observer actuellement en astrophysique. La lumière, perturbée par la courbure de l’espace-temps produite par l’influence gravitationnelle de la matière, reflète dans le miroir d’un télescope quelconque l’image d’un objet lointain qui n’apparaît pas à sa place réelle. D’un autre point de vue, c’est un peu comme si la lumière subissait une attraction pour se retrouver déviée de son parcours à partir de son origine. Le parallèle s’impose alors de manière évidente sur le plan de l’implicite car ce n’est pas la lumière qui est déviée mais l’espace-temps qui est courbe tout comme ce n’est pas le déroulement de l’histoire antique qui est mal perçu mais sa réception qui est faussée.

Sur le plan des sciences humaines, l’image reçue de notre lointaine Egypte antique a, en effet, produit une attirance informelle sur la flèche du temps et l’esprit des chercheurs. Manifestement, jusqu’au siècle des lumières, celle d’une matière scientifique s’est retrouvée fléchie par l’indicible attraction égyptienne.

Dans l’idée d’une poétique du Tarot de Marseille, le thème de “perspective dépravée” proposée par ce chercheur s’accorde donc fort bien à notre objet d’étude. C’est dans ce cadre que ma “perspective” consistera à dénoncer cette “dépravation” ; celle d’une origine égyptienne fantaisiste. Car l’Egypte fascine, c’est un fait. D’autres l’on dit avant moi et d’autres continueront de le dire. Civilisation du mystère, la culture égyptienne est avant tout celle de l’image dont la représentation la plus immédiate s’incarne dans les hiéroglyphes.

« Ton rêve est une Egypte et toi,
c’est la momie avec son masque d’or »
Jean Cocteau,
Plain Chant

I : Le monde de l’image

L’écriture monumentale de l’Egypte a revêtu tour à tour le voile de l’énigme et du mystère car les hommes chargés d’en déchiffrer le sens ont succombé à une irrésistible passion, celle de l’exotisme. C’est ainsi que le hiéroglyphe va s’imposer comme la clé de voûte d’une civilisation de l’étrange parce que mal comprise. Ce signe exotique par excellence et pourtant si proche de la plus simple image sera bientôt vu comme un pivot sur lequel s’articule une constellation inépuisable de sens interprétables, un jeu d’herméneutes sans limites décuplé par l’imagination et l’irrépressible engouement pour le mystère.

C’est pour Jurgis Baltrusaitis, « un courant souterrain réveillé par le prestige grandissant d’une civilisation inconnue pour devenir une véritable obsession. (…) L’Egypte est reconnue comme le berceau de la sagesse et des sciences humaines. Une Renaissance égyptienne chemine constamment derrière la Renaissance antique et parfois l’approfondit ou la submerge (…) Des objets égyptiens, des peintures hiéroglyphiques et des momies, des curiosités de toute espèce emplissent les cabinets des princes et des prélats. »

Un ouvrage oublié a réuni dès 1912, les éléments d’une influence égyptienne sur l’art des différents pays d’Europe, du moyen âge jusqu’au romantisme. C’est dire si la période de l’histoire européenne qui nous occupe ici est pour le moins considérable par son étendue. Les confusions et l’enthousiasme créés par le mystère égyptien se sont inlassablement répétés et, la clé des hiéroglyphes disparue, nombreux sont ceux qui se sont laissés aller aux interprétations fantaisistes les plus insolites. Tels à été le travail d’Horapollon, de Kircher ou de Court de Gébelin sur lesquels nous reviendrons mais il est pourtant difficile de les blâmer dans ces conditions, retenons simplement le fait qu’enthousiasme et rigueur scientifique font parfois mauvais ménage. L’intuition du chercheur reste toutefois déterminante et représente, quoi qu’on en dise, un appui essentiel pour ceux qui suivent et font avancer la science.

La source de notre perspective s’établit donc un peu avant la domination de l’Egypte par la dynastie ptolémaïque, au cinquième siècle avant J.C où Hérodote, un voyageur grec, sillonna le nord du pays durant l’occupation perse. Il eut l’occasion de développer de nombreuses observations sur la religion et il accorda une grande attention au culte des animaux. Vint ensuite Diodore de Sicile qui visita l’Egypte alors que le pays était sous la domination des grecs. Il s’intéressa surtout au cadre géographique, un peu comme le fit Strabon, son successeur. D’autres voyageurs se passionnèrent encore pour la culture pharaonique en ce début de l’ère chrétienne; Horapollon tenta même une explication des signes hiéroglyphiques avec ce qu’il croyait encore savoir de cette écriture. Il aboutira finalement à un ouvrage didactique, premièrement destiné aux enfants : le Hieroglyphica. Ce texte singulier dont la composition remonte sans doute à l’Alexandrie de la fin du cinquième siècle après J.C n’atteignit l’Europe occidentale que grâce à la chasse aux manuscrits que menèrent Vénitiens et Florentins au quinzième siècle. On en compta pas moins de 50 éditions et traductions entre 1500 et 1700 et on peut dire sans beaucoup se tromper que le travail d’Horapollon n’aura cessé d’entretenir, de coudre et de recoudre sans cesse le voile du mystère recouvrant l’Egypte hiéroglyphique.

Certains critiques se sont pourtant montrés virulents au sujet de son auteur et de son manuscrit. Souvent qualifié d’obscur, d’impénétrable ou d’absurde, voire de fantaisiste ou d’inventé ; le Hieroglyphica avait pour le moins mauvaise presse. Il n’en reste pas moins vrai que la culture d’Horapollon était des plus solide. Son père, Asclépiades, enseignant lui aussi à Alexandrie, était également versé dans la connaissance des savoirs traditionnels de la terre d’Egypte, de son histoire, de sa théologie et de ses livres. On pense donc que c’est grâce à lui qu’Horapollon, dit Horapollon l’égyptien, a pu avoir accès à ce qui restait de l’écriture hiéroglyphique dans une époque de troubles, de persécutions et d’effacement concerté d’une tradition riche de trois millénaires.

Sensible en tant qu’érudit grec et descendant d’une importante lignée d’enseignants, cette “tradition des anciens” à laquelle Horapollon se réfère dans son ouvrage est à priori égyptienne. Parmi les élèves du maître se trouvait d’ailleurs des égyptiens mais aussi des étudiants originaires d’Asie Mineure dont le zèle de certains nouveaux convertis au christianisme entraînera la fermeture de son école, la fuite d’Horapollon et de Philippe, à qui l’on doit d’ailleurs la traduction du Hieroglyphica en grec. “Composé en langue égyptienne”, il s’agissait à l’époque du copte, dernière évolution linguistique de cette langue chamito-sémitique notée en grec depuis deux siècles déjà. La cohérence du fond et de la forme étant alors évidente, la transmission de son discours en langue vernaculaire se trouvait directement accessible à un auditoire nombreux de moins en moins hellénisé.

Les copies de l’ouvrage qui nous sont parvenues sont des traductions en grec par Philippe comme nous le disions plus haut. Le recueil énumère les hiéroglyphes avec leur sens, un peu à la manière d’un dictionnaire. La source d’Horapollon proviendrait certainement d’un ensemble de listes traduisant sur plusieurs colonnes un signe hiéroglyphique, sa graphie en hiératique ainsi que son sens en grec. Ces listes traduisent manifestement le dernier état de l’écriture égyptienne dite “ptolémaïque”.

On ne disposait pas à l’époque de sources vraiment sûres pour traduire l’équivalence du signe et du sens d’une langue à l’autre, celles-ci ne reposaient que sur des approximations, sans parler a fortiori, de retranscription phonétique valable. Il ne tiendra aucun compte du système d’équivalences phonétiques et sémantiques qui caractérise l’écriture égyptienne parce que selon lui, chaque caractère fonctionne comme un symbole qu’il traite isolément, hors de toute syntaxe. A partir de là il était devenu impossible d’utiliser les Hieroglyphica pour traduire le moindre monument hiéroglyphique, quel qu’il fut. C’est surtout à partir de ce point que débute l’aberration sémantique de l’ouvrage d’Horapollon. Les explications données par l’auteur sur ces signes relèvent parfois de la simple vraisemblance : “deux hommes qui se donnent la main signifie la concorde…”

Cela serait en tout cas ignorer la polysémie du signe égyptien tel qu’il fonctionnait alors. Le déploiement de sens d’un seul de ces signes englobait parfois trois ou quatre acceptions, surtout que le contexte dans lequel fonctionnait cette écriture relevait du sacré où, comme je l’ai mis en évidence dans mon mémoire de maîtrise, un seul hiéroglyphe pouvait facilement renvoyer à deux ou trois référents sémantiques précis possibles. C’est effectivement ce qui arriva à une époque tardive où les scribes, enfermés dans leurs temples prenaient la précaution de crypter leur écriture par des renvois multiples à diverses légendes mythologiques connus par eux. Plus grave peut-être, et toujours dans le sens d’une aberration des sens, il se trouve que de nombreuses interprétations étaient parfois fondées sur des étymologies fantaisistes comme le précise Claude Françoise Brunon dans son article. ( cf. note 7 )

Ces descriptions reposent le plus souvent sur la science des naturalistes grecs et latins et reflètent également, notamment dans le premier livre, les traditions théologiques et anthropologiques de l’Egypte gréco-romaine sinon de l’Egypte pharaonique. C’est que l’auteur souhaite, en convoquant l’ensemble de ses savoirs, éviter les flottements de sens, trouver une raison au signe au risque de tomber dans la pure invention, même si cela paraît déraisonnable.

Quoi qu’il en soit, après la redécouverte des Hieroglyphica par les italiens, l’ouvrage connut un fameux succès à la Renaissance et attira notamment l’intérêt de nombreux chercheurs qui ne voyaient dans les hiéroglyphes que l’expression d’un symbolisme latent à déchiffrer. C’est ensuite en France que le manuscrit entreprit une nouvelle carrière et fut traduit en latin chez Alde en 1505 ou chez Fasianini en 1517, non sans y laisser quelques fautes et lacunes.

L’histoire ne s’arrête pas là mais s’élargit par une nouvelle “perspective”, morale cette fois, qui contribuera elle aussi à fausser le sens de l’ouvrage. Le texte grec tout comme le texte latin se trouvent donc revus et amendés par des correcteurs anonymes, portés cependant par les “meilleures” intentions. Certains hiéroglyphes traitant trop ouvertement de sexualité sont purement supprimés, ceux qui évoquent les organes sexuels ou l’accouplement sont rayés de la liste. Le texte d’Horapollon, reposant déjà sur des bases caduques et instables se trouva donc retransformé et réinterprété à la Renaissance. Il ne pouvait manifestement offrir aux premiers égyptologues modernes qu’une source de documents erronés propres à de nouvelles interprétations fantaisistes. A partir de là, il était devenu difficile de bâtir une égyptologie sérieuse, surtout lorsque celle-ci ne reposait que sur des fondations fragiles, elles-mêmes couvertes d’attelles et de divers raccommodages burlesques. Plus clairement, c’est une égyptomanie véritable qui émergea, un ensemble de sources scientifiques boiteuses et de fantasmes exotiques.

Le nœud de notre problématique s’illustre alors par le fait que depuis Horapollon est exclu de l’écriture sacrée toute notion phonétique faisant du hiéroglyphe un symbole pur. Notons aussi qu’à travers le mythe pharaonique le système symbolique s’étend avec le néo-platonisme à une vision des objets qui deviennent signes, c’est à dire qu’ils portent en eux-mêmes un sens voire plusieurs, du plus commun au plus caché.

Association étroite à un courant philosophique majeur, la vogue de l’étrange se poursuit pendant deux siècles dans un développement double : d’une part la doctrine, de l’autre l’extension et l’exposition dans l’imagerie moderne. C’est, pour reprendre à nouveau Baltrusaitis, l’expression unilatérale et symbolique d’une cryptographie des valeurs absolues. On y verra même jusqu’à l’outrance d’un arcane cosmogonique dans ce qui n’est finalement qu’une image. Peut-être, mais je préciserai qu’en terme de cosmos et de genèse du monde, l’Egypte, comme toutes les grandes civilisations de l’antiquité, se montrera prolifique dans l’expression d’une cosmogonie structurée et complexe, représentant une des théosophies les plus riches de l’histoire. Rien à voir cependant avec le hiéroglyphe en tant que signe si ce n’est que c’est grâce à eux précisément, alors traduits dans le sens d’une écriture, que se révèleront toute la richesse des mythes de l’Egypte antique. Le son s’efface et laisse place au symbole, c’est là l’aspect essentiel de notre sujet. Débarrassé du son, le symbole est alors interprété par certains comme une porte grande ouverte sur l’univers dans le sens d’une tradition millénaire de l’interprétation ( divinatoire ) par les signes.

II: Le livre d’images

Sur le plan de l’image et de ses attributs symboliques, les vingt-deux arcanes majeures du tarot de Marseille finiront elles aussi par subir l’aberration égyptienne. Elle s’incarnera en la personne d’Antoine Court de Gébelin et de son article: « Recherches sur les tarots et la divination par les cartes de tarots ». Il prétendra détenir la preuve de l’origine antique de ce jeu de cartes en y attribuant l’invention au dieu Thot, nous aurons l’occasion d’en reparler à la fin de cet article. Par delà la légende, je me permettrais tout d’abord de revenir sur l’origine supposée mais beaucoup plus crédible de ces cartes devenues objet de divination et d’interminables commentaires plus ou moins sérieux ou grotesques.

La thèse d’Adam Mac Lean repose sur la supposition que le tarot de Mantegna aurait probablement servi de modèle ou aurait constitué une source majeure d’inspiration pour le tarot de Marseille et cela, en conformité avec la philosophie hermétique de la Renaissance italienne, opérant par ce biais un choix de vingt-deux cartes tout comme l’on dénombre vingt-deux lettres dans l’alphabet hébreu. C’est aussi en ce sens que le jeu de Mantegna comporte cinq fois dix cartes où le dix est généralement interprété comme le chiffre formant une totalité signifiante. C’est ainsi que sont représentés les neuf muses et Apollon, les arts, les vertus cardinales, les archétypes sociaux de l’humanité et les sphères éthérées. Le symbolisme apparent de ces cartes semble effectivement dériver de la tradition hermétique du quinzième siècle italien. C’est d’ailleurs durant cette période de l’histoire que Ficin et d’autres maîtres de l’époque traduisirent des textes tels que le Corpus Hermeticum et les écrits de Platon. Le néo-platonisme était alors à la mode dans la plupart des salons, nous l’avions précisé.

Comme le souligne également Adam Mac Lean, les cinq séries du Mantegna font tous référence à différents archétypes. La première décade exprime graduellement la volonté intérieure d’élévation de l’être humain concrétisée par sa forme sociale depuis le mendiant jusqu’au pape, la puissance la plus élevée. La seconde décade (les neuf muses et Apollon) exprime quant à elle l’archétype des différentes puissances intérieures de l’imagination exprimées eux-mêmes sous la forme de créations artistiques.

La troisième décade, celle des arts libéraux, fait référence à l’archétype sous-entendu derrière la puissance de l’esprit humain et concrétisé sous la forme des sciences humaines et scientifiques (la grammaire, la logique, la géométrie, la philosophie…). La quatrième décade, celle des vertus cardinales, concerne l’archétype des schémas de conscience de l’humanité exprimés eux-mêmes dans le développement intérieur et spirituel de l’âme. (temps, cosmos, la force, la justice, la charité…). La cinquième décade enfin, traduit les représentations archétypiques du cosmos, eux-mêmes exprimés par les différents objets de l’univers connu (la lune, Mercure, Vénus, le soleil…). En ceci les cinq décades du tarot de Mantégna répondent au reflet thématique du macrocosme contenu dans le microcosme. Nous pourrions dire finalement que c’est bien en ce sens que pour le devin, le jeu de tarot est un système hermétique à déchiffrer lors de chaque consultation et, à partir de là, il devient l’instrument proprement idéal à l’exercice de la divination. Selon Mac Lean, le Mantégna a l’avantage d’illustrer les sphères cosmiques de la cinquième décade comme représentation du macrocosme alors que la première d’entre-elle est une réflexion de celui-ci dans le microcosme de l’homme. Entre les deux polarités de trouvent donc les Muses, les arts libéraux et les vertus cardinales, c’est à dire l’ensemble des moyens par lesquels l’esprit humain fait l’expérience des forces archétypiques résidant en dessous de ses impressions, de ses pensées et de ses désirs, et qui peuvent de la sorte se développer par l’imagination, l’intellect et la spiritualité. Le jeu de Mantégna, poursuit-il, reflète précisément l’idéal de la Renaissance accrédité par les académies néo-platoniciennes qui ont inspiré les artistes de l’époque.

L’enjeu caché derrière l’innocence des images était donc bien de bâtir ce que l’on peut appeler un objet systémique, c’est à dire un ensemble fermé et complet de symboles liés les uns aux autres dans une continuité de sens tout en assurant à chacune de ces images une valeur signifiante autonome.

Sur le plan pédagogique, l’Italie fabriquait d’ailleurs à cette époque des jeux de cinquante cartes appelés Naibis qui étaient utilisés pour l’instruction des enfants et dont les figures représentaient les états de la vie (l’empereur, le pape, le mendiant…), les neufs muses ou encore les sept planètes connues en ce temps. Chaque carte “fonctionne” indépendamment des autres sur le plan de la représentation symbolique mais chaque unité dépend en vérité d’un tout, c’est cela que le jeu porte véritablement en lui, la complémentarité des symboles. Il en devient donc par là même opérationnel et fonctionnel sur le plan magique.

Au quinzième siècle, la magie des images se traduira en effet par la pratique de l’art magique et hermétique de la mémoire où chaque image fonctionne en quelque sorte comme un “rappel” pour le praticien. Elles font preuve d’un vaste ensemble d’idées stéréotypées mises en œuvre par différents moyens scripturaux tels que le dessin de certaines cartes peut donner une impression de mouvement (notez la position cambrée du personnage de la Tempérance) ou au contraire de la fixité (sur la position assise de certains personnages). La richesse des couleurs suggère, en outre, une véritable richesse de sens car elles composent un code par elles-même. Dans ce contexte elles répondent à un besoin précis, celui d’instruire aussi bien l’illettré que l’érudit ; c’est ce qu’au moyen âge on avait appelé un mnémotechme, c’est à dire un système propre à aider la mémoire et à favoriser la comparaison des sujets les plus complexes et variés. J’ajouterais que dans ce but le jeu de tarot arrive aisément à ses fins car c’est toujours dans la plus apparente simplicité que l’on trouve finalement la complexité la plus grande. On passait ainsi aisément du sens propre au sens figuré par le biais de l’image et de son rôle d’évocation.

C’est aussi dans ce but que Raymond Lulle écrivit son Ars Memona ou l’Ars Memorandi publié vers 1470. Il s’agissait pour l’auteur d’exprimer par l’image tous les sujets contenus dans les Evangiles. Il choisit alors une figure pour chaque évangéliste : l’ange, le taureau, le lion et l’aigle. Exprimer la complétude par l’image n’est pas forcément chose facile et que le jeu comporte finalement cinquante ou vingt-deux cartes, il importe surtout, in fine, que le nombre de cartes puisse se référer à un système symbolique portant en lui-même l’essence de la totalité. L’ensemble de dix cartes du jeu de Mantegna fait référence en effet sur le plan symbolique aux Sephiroth hébraïques, un système mythologique fermé de la création, mais aussi, de manière plus ancienne, ce nombre représente la pyramide pythagoricienne ou “Tétractys”. C’est donc, par ce symbole du dix que l’on retrouve en fin de compte l’esprit de l’antiquité et de sa redécouverte humaniste du temps de la Renaissance italienne.

1
2   3
4   5   6
7   8   9   10
Tétractys

 

10
8     9
6     7
5
3     4
2
1
L’arbre des Sephiroth

 

Rappelons également que sur le plan de l’écriture, les vingt-deux lettres de l’alphabet hébreu représente la totalité de l’univers créé par Dieu lors du commencement. Il est d’ailleurs intéressant de constater que certains s’acharnent à penser que l’on pourrait associer chaque carte du tarot de Marseille à une lettre bien précise de cet alphabet. Il s’agit peut-être tout simplement d’une erreur d’interprétation et de sens ou plutôt de direction, car ce que les “tarologues” recherchent en aval se trouvait déjà sous-entendu en amont. Il s’agissait bien de produire un objet systémique fonctionnel en choisissant vingt-deux cartes et non pas d’y associer vingt-deux lettres, de former un jeu complet, hermétique et opérationnel sur le plan symbolique, une image en miroir de la création allégorique de l’univers. D’autres éléments vont également en ce sens.

En effet, on remarquera très vite que le tarot de Mantegna comporte un ordre, c’est celui des images et non des lettres ou des chiffres. La première décade montre clairement l’évolution des différents stades par lequel passe l’être humain depuis le mendiant jusqu’au Pape, depuis l’état le plus bas de l’âme, (c’est à dire le mendiant) jusqu’à la concrétisation spirituelle la plus grande qui est précisément celle du Pape.

Première série du tarot de Mantegna : les archétypes sociaux de l’humanité

C’est donc, dans l’ordre croissant : le mendiant, le serviteur, l’artisan, le marchant, le gentleman, le chevalier, le duc, le roi, l’empereur et le pape. On retrouve d’ailleurs, à l’origine même du jeu de tarot, cette gradation dans l’illustration des “Triomphes” depuis Pétrarque. L’idée de base de ces séquences d’images repose sur le fait que chacune d’entre-elles triomphe sur la précédente dans un ordre croissant. Précisons également que selon Rafal T. Prinke , il s’agissait pour Mantegna de reprendre sans ambiguïté les images des “Trionfi” et de les reproduire à l’identique pour former son jeu, ce qui n’est pas impossible. Prinke ajoute également que le terme de Triomphe n’était pas réservé au jeu traditionnel du tarot mais qu’il s’agissait d’un terme générique donné à un certain type de cartes dont celles de Mantegna faisait partie. L’artiste travaillait d’ailleurs pour Isabella d’Este de Ferrara dont l’école était étroitement liée avec les références précoces du tarot, ces mêmes “Triomphes”. On pense que Mantegna avait même peint deux Trionfi pour elle : Parnas du Triomphe de l’amour et Le Triomphe de la vertu.

Les jeux de tarot et les illustrations des Triomphes de la Renaissance italienne ont d’ailleurs comme source commune les parades triomphales de Pétrarque et dont le poème I Trionphi était bien connu à l’époque. Prinke précise d’ailleurs que l’autre hypothèse, celle de l’art hermétique de la mémoire, converge à nouveau en la personne de Pétrarque qui était en outre considéré comme l’inventeur de cet art dans le sens où il s’agissait d’utiliser les images des parades triomphales comme support de ce même système. D’autres artistes se servirent également de la même idée de représentation visuelle un peu plus tard tout en se basant sur des Triomphes plus récents que ceux utilisés par Pétrarque.

Il est d’ailleurs à peu près certain que l’idée d’un sens profond et caché, donc hermétique, dans la simple représentation d’une image, n’ai pas échappé au poète du Canzoniere dans le sens où la poésie et la musique qu’elle porte en elle laissent également croire à autre chose que le simple sens des mots juxtaposés les uns après les autres. Notons aussi que tout poète du quatorzième siècle était également musicien, ce qui a ici toute son importance. L’image ou le poème, dans l’expression de sa musicalité, offre in fine une signification différente selon la perspective d’interprétation que l’on adopte, selon ses unités ou selon l’ensemble. Si nous prenons l’image en exemple, que l’on analyse les détails ou l’ensemble de celle-ci, l’interprétation et la relation à ses significations en sera affecté dans un sens ou dans l’autre ; il en va de même pour la poésie.

Il n’est pas non plus inintéressant de rappeler que Pétrarque a toujours cherché à se rapprocher de Dante qu’il considérait comme un maître incontestable du genre et avec qui il cherchait à rivaliser. La création des Triomphes dans le cadre de l’illustration d’une épopée allégorique et dans la forme du tercet “dantesque” a servi pour lui d’œuvre maîtresse où il croyait battre son illustre devancier.

C’est par cette idée même défendue par les Triomphes de Pétrarque que le poème ou l’image, dans sa création et dans sa perfection, doit finalement, par la beauté qu’elle inspire, mener à la multiplication des sens, du plus commun au plus sublime. La découverte du beau entraîne celle de la connaissance du monde, on reste dans le domaine néo-platonicien. Considérant cet aspect des choses, le travail de l’herméneute s’apparente ici à briser le sceau de l’hermétisme pour y faire apparaître la vérité à celui ou celle qui voudra bien la comprendre. On en revient encore et toujours à l’idée selon laquelle l’image et les symboles qu’elle comporte convergent vers un ensemble de sens cachés ou obscurs propres à donner un certain pouvoir sur l’univers à l’observateur (à l’interprète) s’il est assez habile pour déchiffrer l’arcane ; l’ensemble de ceux-ci étant censé réunir en elle une micro-représentation de la totalité des possibles, de converger vers la vérité sur le monde. L’art hermétique du tarot possède alors dès le jeu de Mantegna un “potentiel magique” indéniable, nous l’avions déjà précisé. Il s’agit, en fin de compte, de faire entrer l’Univers dans une petite valise, d’en cacher la clé et de prendre ensuite par ce stratagème l’ascendant sur lui. Cette conception fort répandue du microcosme opératif se retrouve d’ailleurs bien souvent dans de nombreuses cultures, sinon à préciser qu’elle représente l’essence même du concept de magie ou du sortilège plus précisément.

Par ce biais l’utilisateur du tarot est en quelque sorte, un véritable magicien où tout du moins un maître herméneute tout comme le précise Roger Caillois dans la préface au Tarot des imagiers du moyen-age d’Oswald Wirth. Il souligne à ce propos : « Tout jeu, et singulièrement un jeu de cartes, se présente nécessairement comme une totalité, une série d’éléments constants auxquels il n’est possible de rien soustraire ni ajouter et qu’on ne saurait non plus modifier. (…) »

Quand à l’origine de ces éléments, certaines ressemblances pour le moins étranges entre le Mantegna et le Marseille nous laisse croire à une réadaptation possible des images de l’un à l’autre ; c’est ce que défend Adam Mac Lean pour sa part.

On retrouve effectivement un chien mordant le mollet du mendiant tout comme sur la carte du fou provenant du Marseille. Celle de l’artisan nous fait également penser au bateleur de même que la tempérance ne semble pas beaucoup changer d’un jeu à l’autre. D’autres ressemblances apparaissent encore d’une manière assez troublante entre le Jupiter du Mantegna et le Monde du Marseille ; entre la Force des deux tarots où la figure du lion change de place pour se retrouver devant le personnage dans le Marseille. Notons enfin que les similitudes les plus frappantes se présentent aussi sur les cartes de la Justice où, dans les deux jeux, le personnage est quasiment identique et tient une épée de la main gauche. Celle de Mars sur le Mantegna fait immédiatement penser au chariot alors que devant ce véhicule se trouve un chien, remplacé par deux chevaux sur le Marseille.

Finissons par souligner l’encadrement d’un personnage par deux autres sur la carte symbolisant Vénus pour le Mantegna alors que l’on retrouve la même scène sur l’amoureux du Marseille, étrange coïncidence s’il en est. Un si grand nombre d’éléments concordants ne semble donc pas être né des fruits du hasard et l’origine hermétique du Tarot de Marseille semble être, comme le suppose Mac Lean, une thèse tout à fait soutenable. Quoi qu’il en soit, il me paraît donc certain de soutenir l’origine européenne du tarot et plus particulièrement sa descendance italienne où les illustrations des “Triomphes” de Pétrarque ont certainement eu un rôle à jouer. Il suffit pour s’en convaincre de comparer certaines illustrations à la Roue de Fortune du tarot de Marseille. (Voir document annexe)

Certains aimeraient pourtant, selon la légende, relier l’origine du Tarot de Marseille à l’Egypte antique, un pays beaucoup plus propice au mystère et à la magie moyen-orientale que l’Italie.

C’est à Antoine Court de Gébelin que nous devons la naissance de cette anamorphose de l’histoire.

 

« Recréer ce qui a été créé, en sorte d’éviter l’armure
de la rigidité : telle est la fin de l’action vivante, éternelle. »
Goethe

III : Naissance d’une anamorphose : Antoine Court de Gébelin.

Bien loin de la Renaissance italienne s’annonce en France la Révolution. Un retour tout aussi impératif aux sources de la connaissance va naître dans ce contexte historique bien différent et dans l’esprit d’un savant remarquable, protestant et franc-maçon de surcroît. Il prétendra reconnaître en Egypte l’ultime renaissance de l’ancestrale sagesse du passé.

En effet, c’est dans la mouvance de cette époque que certains vont persister à rechercher les racines de la science là où précisément abondent les légendes et les mythes. Soutenue par la pensée d’une élite de chercheurs, l’antiquité va à nouveau se révéler comme la clé universelle qui ouvrira la porte des plus profonds mystères. Dans cet ordre d’idée, Antoine Court de Gébelin va produire une œuvre monumentale de neuf volumes sur plusieurs centaines de pages à lui seul : le Monde Primitif analysé et comparé avec le monde moderne ou recherches sur les antiquités du monde.

Tout s’ordonne selon lui suivant les fondements d’un ordre unique dont la source s’étiole en de multiples branches. Nos langues et nos mythologies sont pour lui à l’origine d’un seul principe dont les innombrables circonvolutions n’ont fait que masquer l’élément premier, peut-être à jamais perdu. Il eut été cependant bien trop absurde de ne pas rechercher cette cause première et de laisser en plan la quête de la Vérité. Tel a été finalement le vœu pieu d’Antoine Court de Gébelin, l’inépuisable volonté d’un homme à revenir sans cesse au commencement des choses. L’ensemble du « Monde Primitif » a donc été organisé par son auteur comme une structure dépendante d’un système qui se fonde justement sur ce premier principe, un peu comme la terre repose sur le dos d’Atlas. C’est à la fin du volume VIII qu’il donne la raison de son œuvre.

« Un Système, selon les Auteurs d’un Dictionnaire célèbre, n’est autre chose que la disposition de différentes parties d’un Art ou d’une Science, dans un état où elles se soutiennent toutes mutuellement et où les dernières s’expliquent par les premières.

Celles qui rendent raison des autres s’appellent Principes, et le Système est d’autant plus parfait, que les principes sont en plus petit nombre. Il est même à souhaiter qu’on les réduise à un seul : car de même que dans une horloge, il y a un principal ressort duquel tous les autres dépendent, il y a aussi dans tous les systèmes un premier principe auquel sont subordonnées les différentes parties qui le composent. »

A partir de ce constat, il n’était certainement plus possible de penser pour le savant protestant qu’un objet d’étude quelconque ne puisse trouver ses bases au fin fond des sciences les plus anciennes, lesquelles dépendent toujours d’une source inconnue dont Court de Gébelin soupçonne l’existence. Il insiste en ce sens et selon ses propres convictions il écrit :

« La plupart des objets paraîtront sans doute neufs et propres à répandre une vive lumière sur les tems anciens ; on sentira sans peine combien, d’après leur discussion, il nous sera aisé de tracer l’Hisoire du Monde Primitif et d’établir cette grande Vérité que nous avons annoncée, qu’il fut entièrement fondé sur la nature et sur l’ordre général qui gouverne toutes choses, sans lequel rien ne peut subsister, et auquel devra nécessairement revenir tout gouvernement qui voudra prospérer, maîtriser les évènements, physiques et moraux, bannir la barbarie de dessus la terre ; voir ainsi la plus grande prospérité se répandre dans ses chefs et dans tous ses individus (…) »

Quelle évidence de dire alors pour le savant que cette grande Vérité est antique et suivant le cours de l’histoire que si elle n’était ni grecque ni romaine, elle était très certainement égyptienne. Comment ne pas admettre qu’une civilisation millénaire dotée d’une telle richesse culturelle si apparente aux yeux de tous ne porte en elle l’explication de toutes les questions que se pose le monde moderne. L’Egypte frappe de toutes parts et envahit toutes les imaginations. Les plus grands imposteurs de l’époque en profitent alors pour faire admettre leurs théories les plus rocambolesques.

Sous l’égide de la franc-maçonnerie c’est en 1784 que le conte Cagliostro installe rue de la Sourdière à Paris sa “Mère loge de l’adaptation de la haute Maçonnerie égyptienne”. Ladite loge possédait son temple d’Isis où Cagliostro tenait le rôle de grand prêtre. Cette situation pour le moins étrange dura jusqu’à son arrestation à Rome en 1789. Dans la continuité de cette aberration, c’est en fondant la même année à Vienne son Journal für Freimaurer que Ignace von Born inaugure son premier numéro par un article traitant des mystères égyptiens.

La vague de “l’exaltation pharaonique”à nouveau relancée, Alexandre Lenoir traita ensuite l’ensemble de ces documents lors du convent philosophique de 1812 dont la première assemblée ouverte en 1777 était précisément tenue par Antoine Court de Gébelin lui-même. L’érudition française et franc-maçonnique de l’époque révolutionnaire ne douta jamais un seul instant de ses convictions antiques qu’elle érigea au rang d’une solide croyance, presque un dogme irréfutable. Sans autre forme de procès, Lenoir annonce dans son introduction aux Frères du Souverain Chapitre Métropolitain du rite écossais :

« Je prouverai que les théogonies anciennes doivent leur jour aux Egyptiens… Pour prouver l’antiquité de la Franche-Maçonnerie, son origine, ses mystères et ses rapports avec les mythologies anciennes je remonterai aux Egyptiens… Car il est convenable de traiter les causes avant de parler des effets. »

C’est dans cette véritable communauté d’esprits et d’accord de pensée que la franc-maçonnerie développe l’idée d’un héritage culturel égyptien dont il serait criminel d’en minimiser l’importance.

En Angleterre, Georges Smith, grand maître principal pour le comté de Kent écrit lui aussi en 1783 :

« L’Egypte, d’où nous tirons plusieurs mystères… fut jadis la plus renommée de toutes les contrées… Dans leur système, leurs principaux héros-dieux, Osiris et Isis représentent théologiquement l’Etre suprême et l’universelle nature, et physiquement les deux grands luminaires, le soleil et la lune dont l’influence s’étend à toute la nature. »

D’autres exemples abondent et vont jusqu’à faire remonter l’origine de la franc-maçonnerie à l’Egypte : les Egyptiens, dans les premiers âges constituèrent un grand nombre des loges ; mais ils cachaient avec un soin assidu leurs secrets de Maçonnerie aux étrangers. On y force encore les ressemblances et on y pousse les symboles jusqu’au plus profond ridicule : « Les prêtres égyptiens d’Osiris étaient vêtus d’un coton blanc de neige… Comme Maçon nous prenons la marque d’innocence (le tablier blanc)… Les Druides étaient vêtus de blanc. »

Dans cette “optique aberrante” la franc-maçonnerie ne cesse de se justifier elle-même et cherche à se donner une légitimité ésotérique qu’elle puise dans les vestiges d’un passé qu’elle ne peut ni comprendre ni déchiffrer. C’est d’ailleurs dans le cadre de cette aberration que s’articule l’article Recherches sur les tarots et la divination par les cartes de tarots écrit par Antoine Court de Gébelin et inséré dans le volume VIII du “Monde Primitif”.

Intitulé sobrement le Livre de Thot, on retrouve le même style et la même démarche articulée sous la forme de maximes explicatives que dans l’Histoire naturelle de la parole ou origine du langage, de l’écriture et de la grammaire universelle à l’usage des jeunes gens publié en 1776. En ce sens, l’auteur précise que « le désir d’apprendre se développe dans le cœur de l’homme à mesure que son esprit acquiert de nouvelles connaissances » et que « le besoin de les conserver et l’envie de les transmettre, fit imaginer des caractères dont Thot ou Mercure fut regardé comme l’inventeur. » De là, Court de Gébelin procède logiquement à l’évocation allégorique des images propres à transmettre les idées d’une manière beaucoup plus directe et formelle que par la parole. L’image est garante en cela de la transmission d’une vérité première en tant qu’allégorie distinctive et signifiante. Il s’agissait donc pour Thot (ou Mercure) de peindre les images sous la forme de “tableaux” et d’exprimer ainsi l’ensemble des choses dont on voulait parler. L’écrivain protestant en arrive alors naturellement à émettre l’idée que la création du monde est exprimée à travers les 22 arcanes du jeu de Tarot dont le nom lui-même rappelle le commencement des temps.

D’une manière étrange, Court de Gébelin associe le terme hébreu de Rosh , ce qui est à la tête de…, et le nom de Mercure en affirmant que Rosh est le nom égyptien du dieu qu’il amalgame aussi à Thot. Nous sommes en quelque sorte en présence d’un syncrétisme aberrant dans le sens où l’époque durant laquelle s’exprime Court de Gébelin n’a pas encore permis le déchiffrement des hiéroglyphes. Il déforme visiblement des éléments linguistiques et mythologiques sans vraiment asseoir ses propos sur des preuves historiques mais pour lui, tout doit finalement converger vers l’unité, la priscia sapienta purement hypothétique, la cause première ou la tradition primordiale dont il cherche désespérément la présence. Le tarot devient A-ROSH où A représenterait la science et Rosh un amalgame polysémique de noms propres et d’un nom commun, créant un nouveau mythe dans une confusion de termes et de ressemblances chimériques. Les 22 tableaux forment alors une synthèse parfaite d’une représentation cosmogonique par l’image. Le génie allégorique, c’est à dire l’organisation des signes, est associé sans ambages à un décryptage étymologique dans le but de retrouver à tous prix cette vérité première.

De même, dans une continuité métaphorique il associe ensuite sereinement les vingt-deux cartes du tarot aux trois âges mythique du monde, ce qu’il appelle « les trois premiers siècles d’or, d’argent et d’airain » et il suppose que ces périodes recoupent l’ordre des trois fois sept cartes plus une du jeu de tarot. Dans le désordre numérique (de la vingt-et-unième à la première), il met en rapport le siècle d’or avec les sept derniers arcanes ; le siècle d’argent avec les sept cartes suivantes et le siècle de fer avec les sept premières.

La démonstration de Court de Gébelin, même si elle peut sembler absurde, n’en est pas moins sans faille et son argumentation cohérente à l’intérieur de son propre système de représentation. Il n’en est pourtant pas moins vrai de lire dans cet article quelques erreurs d’interprétation où la vingtième carte, celle du Jugement, est attribuée à Osiris alors que le discours tenu par l’auteur est beaucoup plus proche de la kabbale juive et d’un récit adamique : « mais les anciens regardaient les hommes comme enfants de la Terre. ».

Isis, Osiris ou Typhon, le mélange des genres entraîne la confusion et laisse libre cours à l’interprétation de l’auteur protestant et maçon. Court de Gébelin semble surtout insuffler un ordre au tarot de Marseille alors qu’il ne semble pas à priori y en avoir, contrairement à ce que nous avions pu apprécier avec le jeu de Mantegna. Il n’en construit pas moins une certaine logique à partir d’éléments rapportés et imbriqués les uns aux autres.

L’histoire va finalement s’emparer de l’œuvre d’Antoine Court de Gébelin et se trouver exploitée par un dénommé Jean François Alliette, alias Eteilla (1738-1791), un personnage que l’on considère comme l’inventeur de la cartomancie (à l’époque appelée cartonomancie) et dont la profession était celle de professeur d’arithmétique.

Mettant son don pour les chiffres à contribution, il fit différentes recherches et calculs dans le but d’en prouver la véracité. Il en vint à l’écriture d’un livre d’abord intitulé La cartonomancie égyptienne ou les Tarots puis Manière de se recréer avec le jeu de cartes nommé tarots, un titre imposé à l’éditeur par la censure royale. Cet ouvrage lança sa renommée parce qu’il affirmait y donner « la clé des soixante dix-huit hiéroglyphes qui sont dans le livre de Thot… un ouvrage composé en l’an 1828 de la Création, cent soixante et onze ans après le Déluge. » Eteilla passait de la sorte pour un initié des sciences occultes et dont il tirait sa véritable profession. Il inventa diverses méthodes de tirages de cartes comme la Roue de la Fortune où celles-ci étaient disposés en cercle. Sa réputation ne cessa donc de grandir et peu d’autres personnages pouvait se vanter d’une telle inventivité à part peut-être Marie Anne Lenormand qui croyait véritablement en sa vocation.

Elle utilisait une série de trente six cartes d’une richesse symbolique insoupçonnée qu’elle avait elle-même conçu. Eliphas Levi attribua finalement les vingt deux arcanes majeurs aux vingt deux lettres de l’alphabet hébreu et représentant d’abord les treize dogmes et les neuf croyances de la religion hébraïque. Il inventa de même de nouvelles méthodes de tirages originales.

D’autres tentèrent encore d’attribuer au tarot diverses origines fantaisistes. On l’attribua aux Bohémiens, aux indiens ou encore aux chinois ; c’était à celui qui proposerait l’hypothèse la plus farfelue. Gerard Van Rijnberk a cependant démontré par ses recherches que les Bohémiens n’ont jamais eu connaissance des tarots ; l’hypothèse la plus vraisemblable et la plus cohérente attribue l’origine de la cartomancie à une époque post-chrétienne et occidentale comme nous l’avions déjà entrevu.

D’un point de vue plus rationnel, l’hypothèse d’Alexandrian converge vers un humaniste italien inspiré par le gnosticisme comme semble le prouver la carte de la Papesse et la présence de couples : le Pape, la Papesse, l’Empereur, l’Impératrice ou des forces duelles incessamment présentes à l’intérieur même des cartes ( l’amoureux et ses deux personnages, le chariot et ses deux chevaux, le jugement avec l’homme et la femme…) de même que la femme en tant que papesse ou représentant la Force eut été inconcevable pour un adepte de la kabbale. Cependant le détail le plus intéressant de la thèse d’Alexandrian repose à nouveau sur la Papesse qui, selon lui, est une allusion historique à la Papesse Jehanne que l’on pensait avoir succédé en 854 au pape Léon IV sous le nom de Jean VIII. Cette légende, toujours selon Alexandrian, ne fut exploitée qu’au treizième siècle où justement la Papesse des tarots porte la tiare birègne (à deux couronnes) qui remplaça à l’époque le camelauque des premiers papes. De même l’Empereur est représenté les jambes croisées, un symbole de la puissance judiciaire dans l’art médiéval et où l’on commença à représenter les monarques de cette manière sous Saint Louis lorsqu’ils exerçaient leur fonction de juge. De nombreux détails nous laissent à penser que la tarot ne peut être antérieur au christianisme et dont il reprend de nombreux symboles propres au moyen-âge comme la Roue de la Fortune par exemple.

La thèse d’une origine orientale de ces cartes est sans fondement et ne repose jamais que sur des mythes.

L’énergie première qui tira la science de la Renaissance italienne et de l’époque révolutionnaire vers une pseudo-vérité mythique s’appelle exotisme et concerne l’Egypte antique. Elle incita la franc-maçonnerie à se chercher une légitimité proprement inutile et qu’elle n’avait pas à se donner. L’œuvre d’Antoine Court de Gébelin traduit cependant la volonté de l’homme à rechercher sans cesse la prima materia de la sagesse, la source cachée d’un savoir dont la révélation (gnostique, chrétienne, hermétique ou symbolique) n’est elle aussi qu’un mythe. Elle engendre à son tour des aberrations et de nouvelles mythologies en marges des contes originaux.

La redécouverte du corpus hermeticum attribué à Hermès, à Mercure ou à Thot (considérés à eux trois comme étant la même personne) et le besoin de tirer les sciences vers un syncrétisme abscons ou encore l’histoire du tarot de Marseille et de ses légendes en sont les plus fameuses illustrations.

Le voile d’Isis ne cesse de s’étendre ou de se retirer à travers le temps. Parfois il n’induit le chercheur en erreur que pour mieux le tromper ensuite car le voile des croyances n’est pas l’allié de la rigueur et des faits les plus rigides, c’est certain. Les tentatives d’Horapollon ou de Court de Gébelin (on pourrait citer aussi Marcile Ficin ou Giordano Bruno) ne sont portant pas vaines ni ridicules bien au contraire, elles illustrent simplement les dérivations et les apartés de l’histoire, les chimères poétiques qui nous fascinent, nous remplissent d’admiration et font le jeu de l’histoire et de la littérature. En cela elles ne sont jamais blâmables mais admirables dans leur fantaisie, elles nous rappellent que la logique et l’esprit cartésien ne sont pas toute la science mais que l’ésotérisme des siècles passés et à venir répond à une seule valeur : prouver à tout instant que l’homme est à jamais un être profondément irrationnel et original sur le plan de la Création, c’est ce qui fait avant tout son humanité.

Documents annexes à l’article le monde de l’image et le livre d’images.
Tarot Mantegna
Pétrarque

Eléments de bibliographie

JURGIS BALTRUSAITIS : La Quête d’Isis, les perspectives dépravées III,
Flammarion, collection Champs, Paris, 1997

ALEXANDRIAN : Histoire de la philosophie occulte
Bibliothèque Payot, Paris 1994

RENE GUENON : L’ésotérisme de Dante
Gallimard, Paris,1957

Sainte-Suzanne, page ajoutée le 1er décembre 2007